Mon ami, mon Sensei | Hommage à Michel Hannoyer

C’est dimanche. Il est huit heures. J’arrête la sonnerie du réveil, me rendort un peu. Non, il faut se lever. Tranquillement, certes. Mais quand même. Allez, debout ! Il faut se rendre tout à l’heure au dojo. Sinon, mardi, il y en aura un pour me dire : « On ne t’a pas vu dimanche ! » et pour m’expliquer ensuite toutes les belles techniques que j’ai manquées de pratiquer.

D’autant plus que je sais déjà ce que je vais manquer de plus fondamental. Je fais toujours le trajet d’autobus vers le dojo, en me disant que j’aurai été tout de même bien avec un bon livre ou un bon film sur mon futon. Mais après que la porte se fut refermée derrière moi, que j’aie enlevé mes chaussures, salué le portrait d’O Senseï, enfilé mon uniforme et mis mes pieds nus sur le tatami… une belle énergie se met à m’habiter, et nous nous l’échangeons, les uns avec les autres, après chaque technique, transportée vers un univers où il est impossible de vivre autrement que dans le moment présent. Je ressors alors du dojo revigorée, sereine, prête à replonger dans l’univers complexe de nos cités postmodernes.

Alors, en ce matin printanier, je me dirige nonchalamment vers l’arrêt du bus. Ce dernier n’est pas très fréquent en fin de semaine. Du coup, je m’assure de toujours prendre celui de cet horaire-là. Un ami du dojo, résident plus à l’Ouest sur la ligne, en fait autant. Quand je fais ma paresseuse, c’est le premier à savoir que je ne me présenterai pas au cours.

L’autobus arrive enfin. Je monte et je vois mon ami me faire un petit signe de la main avec un grand sourire : il y a une place juste à côté qu’il m’a réservé avec son sac à dos. Il sait l’effort que je mets à me rendre là, après une longue semaine de cours à l’université suivi de sorties avec des amis de la fac le samedi. « Alors, me dit-il, elle est en forme la Miss ce matin ? Non ? On va arranger ça sur le tatami ! », ce qui me fait éclater d’un grand rire ! Il aime me faire rire.

Et, évidemment, nous faisons aussi le chemin du retour ensemble, en causant. Enfin, je cause surtout. Lui se contente de lancer un sujet, d’un air banal, et de m’écouter babiller là-dessus. Et soudain, je me retrouve comme ça à parler de mon enfance au Sénégal, de mes projets académiques, de mes projets familiaux, de mes projets littéraires… Et il me dit : « Il faudra tout de même que l’on insère l’examen pour la ceinture noire dans tout ça ! », ce qui fait éclater d’un grand rire ! Je vous ai dit comme il aime me faire rire.

Ça, c’est le dimanche. Le mardi et le jeudi, nous faisons souvent le chemin du retour en voiture grâce à la générosité d’un autre ami. Les deux sont des Senseï. Ils sont plusieurs Senseï, messieurs et dames, dans le dojo, chacun avec son style, à m’avoir marquée. Un Senseï, un-e professeur-e, un-e assistant-e dans un département, se comporte parfois ainsi, en oncle ou en tante pour vous, et vous guide pour vous permettre d’atteindre votre potentiel et devenir celle ou celui que vous souhaitez être. Parce que le père et la mère ne peuvent pas tout faire. Parce que cela prend tout un village, à un humain, pour grandir. Parce que personne n’y arrive tout seul. Parce que quand on a dix-huit ans et que l’on est loin de son pays, loin de papa, loin de maman, eh bien tout ceci est encore plus vrai.

Puis arrive un dimanche où je ne monte pas dans l’autobus. Le mardi suivant, je ne suis pas plus sur le tatami. Le jeudi non plus. Alors, il m’appelle. Il n’arrive pas à me faire rire. Je lui explique. Je suis en deuil. Il est désolé et triste. Il achète une belle carte où les amis du dojo mettent, chacun, un petit mot, pour me réconforter. Il sonne à ma porte, s’assoie avec moi un moment, prend de mes nouvelles, puis me remet la carte et me fait promettre, avant de partir, de ne pas hésiter à appeler si j’ai besoin de quoi que ce soit.

Les années passent. Il est présent à mon mariage, à la sortie de mon roman, il commence à se sentir comme un pépé à la naissance de Petite Fille. Je vois déjà dans ses yeux que, s’il devient pépé, il sera un grand-papa gâteau. « Alors, me dit-il, on va la terminer maintenant cette thèse ? », ce qui me fait éclater d’un grand rire ! Oui, il est arrivé à nouveau à me faire rire.

Je ne vais plus au dojo depuis que j’ai su que j’attendais Petite Fille. Mais nous nous parlons au téléphone. Et je l’ai appelé au sujet de la thèse. « Félicitations ! Comment s’est passé la soutenance ? » Je la lui décris. Il est heureux pour moi. « Quand est-ce que tu reviens au dojo ? » Je lui dis que cela va être difficile, entre le travail, Petite Fille… et l’arrivée prochaine de Petit Garçon ! Il est heureux de la nouvelle. Il y a eu des changements de son côté aussi. Il est devenu grand-papa, un grand-papa gâteau, comme je m’y attendais. Je lui pose des questions sur la façon dont il vit ce nouveau rôle. Il cause, m’explique. J’écoute. Je le taquine, ce qui le fait éclater d’un grand rire ! Je me rends compte que j’aime le faire rire.

Je vous conte tout cela au présent parce que tout cela sera toujours en moi au présent. Lui qui aimait tant me lire ne lira pas ce texte. En tout cas, pas comme nous. Mais je sais déjà ce qu’il aurait dit s’il le lisait. Parce que, dans mon bavardage, je lui ai déjà conté tout ça un jour. Je lui ai déjà dit à quel point il a été, comme d’autres qui se reconnaîtront, comme un papa à Montréal pour moi. Ce à quoi il répondit : « Je sais ma Ndack, ne t’inquiètes pas. Je sais. »

Au revoir mon ami, mon Senseï.

Ndack, le 13 juillet 2022